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La fabrique du doute

Les mots construisent le monde, dit-on... Quel est notre rapport à la réalité des faits ? Quel est notre rapport au monde qui nous entoure, si ce n’est une convention, un arrangement avec nous-mêmes pour affronter ce qui nous dérange, nous met mal à l’aise et va à l’encontre de ce que nous désirons ? Les mots peuvent falsifier la réalité et façonner une autre vérité. Certains s’y emploient sans vergogne ni éthique.

Pendant longtemps, l’être humain a strictement consommé ce dont il avait besoin pour vivre, mais l’ère industrielle a profondément bouleversé notre rapport à la consommation. Elle est progressivement devenue après-guerre plus importante, plus intensive et surtout plus conditionnée. Pour bien comprendre l’évolution de la nature humaine et son rap- port à la consommation, René Girard nous éclaire dans son ouvrage Le Bouc Émissaire (Grasset) lorsqu’il évoque le désir mimétique qui est à la base du marketing et du conditionne- ment de masse dont l’homme fut victime au XXe siècle. Le désir mimétique est ce besoin irrépressible d’obtenir ce que possèdent les autres, quand bien même ceci serait inutile. C’est là toute notre histoire contemporaine que de passer nos vies à nous endetter pour acquérir des choses dont nous pourrions aisément nous passer.

Dans son remarquable ouvrage La Fabrique du mensonge, Stéphane Foucart souligne qu’une des « premières manœuvres du monde industriel est de manipuler les mots », le but étant de rendre désirables, voire indispensables, des choses futiles et même d’imposer la fiction perverse selon laquelle des choses malsaines seraient bonnes.

Nous voici presque transportés dans la trame du roman 1984 de George Orwell, où l’État tout-puissant contraint la foule à répéter que « la paix, c’est la guerre », que « l’amour, c’est la haine » et que « l’esclavage, c’est la liberté ». Comment, dans une société démocratique dont les fondements reposent notamment sur le droit d’informer, peut-on continuer d’im- poser de telles fables propagandistes ?

Orwell affirmait qu’une « dictature peut s’installer sans bruit » tandis qu’Aldous Huxley, lui, imaginait déjà en 1932 que le pouvoir idéal serait en fait « une dictature qui aurait les apparences de la démocratie [...] un système d’esclavage où les esclaves auraient l’amour de leur servitude ». Après-guerre, malheureusement, l’avènement de la culture et de la consommation de masse a semble-t-il réalisé cette prophétie.

Avides de profit à tout prix, les industriels se sont employés à asservir le peuple dans l’intérêt d’une rentabilité toujours plus grande, et ont très vite réalisé à quel point la science serait un ennemi sérieux qui entraverait leurs activités lucratives. Ils ont alors conçu toutes sortes de tactiques et de stratégies, nous explique Foucart, pour ralentir la progression du savoir. De la toxicité du tabac ou de la junk food jusqu’au réchauffement climatique, l’objectif est quasiment toujours le même : il faut, et ce par la science, organiser la confusion, faire naître le doute, troubler le jeu. 

ENSEIGNER L’ERREUR AU BÉNÉFICE DU DOUTE 

Dans un monde où la valeur cardinale est la création de richesses économiques immédiatement disponibles, il devient impérieux d’avoir un diagnostic impossible à contredire, ni même à fragiliser, pour prendre des décisions coercitives et obliger les grands groupes industriels. Or l’ADN même de la pensée scientifique, c’est qu’elle est toujours « réfutable », elle est toujours prête à se remettre en question elle-même pour vérifier ses hypothèses ou, au contraire, les invalider. C’est bien de cette façon que progresse la science : en interrogeant sans relâche ses présupposés, en les contredisant. Et c’est justement là que le monde industriel va se servir sans vergogne ni éthique de ce noble principe d’incertitude. Il va pervertir la pensée scientifique et s’appuyer sur le fait qu’elle doute structurellement d’elle-même pour la retourner contre sa vocation première et créer de la confusion. Autrement dit, de l’ignorance. C’est un comble, qui devient vite un leitmotiv : il faut, par les différents rap- ports d’expertises, enseigner l‘erreur. Il faut « détruire le savoir ». Foucart nous en offre l’illustration probante et nous raconte comment l’industrie du tabac a financé pendant 40 ans des « milliers de projets de recherche en fonction de leur intérêt stratégique ». Et c’est là que le cauchemar d’Orwell prend corps : dans nos sociétés des Lumières, on ne peut pas mettre arbitrairement des gens en prison ou les envoyer au peloton d’exé- cution, mais on peut rendre désirable ce qui nous détruit, et même, le faire pas- ser pour beau !

Cette pratique est à l’origine de l’une des plus grandes escroqueries du XXe siècle, la plus incroyable réussite commerciale et industrielle de tous les temps. Laissez-moi vous en raconter l’histoire. Elle est à la fois la plus géniale, la plus énorme et la plus scandaleuse parce qu’elle a permis de géné- rer des centaines de milliards de dollars, en persuadant des millions de personnes à travers le monde, tout au long du XXe siècle et encore aujourd’hui, que souiller consciencieu- sement et quotidiennement son corps était un acte de liberté par excellence, ainsi qu’un pur plaisir, si j’ose dire. Le cynisme avec lequel les géants du secteur ont agi pour préserver leur produit est proprement sidérant, alors que le tabac a été iden- tifié dès 1964 non pas comme un simple toxique, mais comme un agent tueur, que ce soit par cancer du poumon ou par mala- dies cardiovasculaires.

Aujourd’hui, selon l’OMS, on peut affirmer que la cigarette a tué environ cent millions d’individus au cours du XXe siècle. 

NE PAS ALLER CONTRE LA SCIENCE, MAIS LA DÉTOURNER 

Tout a été révélé au début des années 90, au moment du grand procès intenté par quarante-six États américains contre tous les grands cigarettiers internationaux. D’un seul coup, tous les cadors historiques du marché se sont vu contraints de dédommager les familles des victimes et à participer au financement des soins des malades de la cigarette.

Cette procédure judiciaire hors normes a duré huit ans. Elle a aussi permis de déclassifier des millions de pages de mémos, de documents et autres rapports internes jusque-là conservés au secret dans les bureaux des membres du Big Tobacco. On a ainsi découvert avec stupeur comment l’objet de la science, qui est de produire de la connaissance et du savoir, avait été dévoyé pour fabriquer l’exact opposé : du doute, de l’inexacti- tude et de l’ignorance.

Ce processus qui ne doit rien au hasard a été clairement défini dans un document qui date de 1953, signé de la main du président d’un célèbre cabinet de conseil en communication, John Hill, et adressé aux principaux patrons de l’industrie du tabac de l’époque. De grands médias américains, se basant sur une étude effectuée sur des rongeurs, venaient alors de faire leurs gros titres sur le risque cancérigène du tabac. Que contenait donc le document élaboré par John Hill ? Rien de moins qu’un plan d’action visant à contrer cette mauvaise publicité faite au tabac à l’aide de quelques recommandations, ainsi résumées par Stéphane Foucart : « Il ne faut pas aller contre la science, il faut la détourner. Il ne faut pas entraver la recherche, il faut l’encourager, la rémunérer, l’orienter [...] Les industriels prendront dès lors garde à ne pas donner l’impression de nier systématiquement les découvertes qui iraient contre eux ; ils doivent en susciter de nouvelles et mettre en avant les scientifiques qui partagent leurs vues. »

Tout est dit. Véritables tables de la loi, ces recommandations seront scrupuleusement mises en œuvres – et continuent de l’être aujourd’hui ! 

L’OFFENSIVE BIG TOBACCO, ACTE 1 

La première mesure concrète que vont immédiatement prendre les membres du Big Tobacco ? Créer un comité de recherche sur le tabac (Council For Tobacco Research) qui, jusqu’en 1998 (date de son démantèlement), injectera la bagatelle de 300 millions de dollars dans le financement de centaines de programmes de recherche dans les domaines des sciences de la vie. C’est ainsi qu’une multitude de Special Projects destinés à étudier quantités de questions pertinentes et utiles en soi seront menées grâce aux fonds du Big Tobacco. Produire de la science, encore et encore, sur des thèmes périphériques, histoire de noyer le poisson. Et faire perdurer le poison. Car il ne fait aucun doute que la monstruosité des sommes investies dans la recherche biomédicale a sévèrement biaisé les axes d’études des experts : certaines écoles ont émergé, d’autres non. 

Ces documents déclassifiés en 1998 révèlent que la quasi-totalité des plus prestigieux départements de recherche biomédicale des États-Unis comme du reste du monde ont eu recours à l’argent des cigarettiers au cours des cinquante dernières années. Logique : un secteur d’activité qui dépend autant des financements pouvait-il se permettre d’ignorer une telle manne financière tombée du ciel ? La contrepartie, évidemment, était que ces recherches devaient être une manière de distraire l’opinion des risques du tabac, même si certaines ont été reconnues comme de grande qualité et ont permis d’ouvrir la voie à des découvertes fertiles.

Détourner la science pour instiller le doute dans l’opinion sur le lien entre tabagisme, cancers et maladies cardiovasculaires, voire auprès des membres des autorités de santé et des gouvernements, tel a donc été le premier étage de la fusée offen- sive de Big Tobacco. 

LA GUERRE ANTITABAC, UNE MENACE POUR LA LIBERTÉ 

Alors que dans les années 80 il devient de moins en moins possible de soutenir la fiction perverse selon laquelle fumer était un geste anodin, l’entreprise de manipulation prend une forme nouvelle. Désormais, l’objectif sera de présenter aux mass médias des arguments cohérents, avérés et soulignant que, s’il existe certains inconvénients, il y a aussi des... bénéfices à fumer. À l’époque, les géants du tabac ne jurent que par les travaux d’un psychopharmacologue anglais, David Warburton, reliant la consommation de nicotine à de meilleures capacités de mémorisation ou de concentration. En parallèle, des historiens sont recrutés et payés pour fouiller dans le passé afin de pro- duire des articles et écrire des livres démontrant que la guerre antitabac n’est rien d’autre qu’une résurgence de l’hygiénisme du XIXe siècle, quand ce n’est pas celle du puritanisme du XVIe siècle. La conclusion que toute cette « littérature » voudrait faire passer dans l’opinion est que faire de la santé un idéal absolu est une utopie aberrante : il n’existe pas de sociétés épargnées par les maladies ou de sociétés sans risque.

Du coup, ces discours sur les ravages du tabac ne seraient rien de moins qu’une menace pour la liberté… 

Et ça marche ! L’argument fait florès et reste aujourd’hui encore vivace dans notre inconscient collectif. Souvenez-vous du tollé général lorsqu’au 1er janvier 2007 fut promulguée l’interdiction de fumer dans les restaurants, un an pile après celle de fumer sur son lieu de travail. Nombreux furent ceux qui crièrent au scandale, au nom de la liberté individuelle. Cet argument est d’ailleurs sans conteste une des plus belles « réussites » des « serviteurs » du Big Tobacco. D’autant que les « serviteurs » en question sont souvent prestigieux et bénéficient d’un statut tel qu’il les rend presque insoupçonnables du moindre parti pris... 

Une histoire résume d’ailleurs à elle seule toutes les autres : celle de Robert Molimard, qui fut président de la Société française de tabacologie entre 1983 et 2004 et donc, durant cette période, un référent privilégié pour les médias chaque fois que l’actualité replaçait le tabac dans la lumière. Lorsque le Surgeon General, la plus haute autorité de santé américaine, publie en 1988 un rapport établissant que la nicotine est aussi addictive que les drogues les plus dures (cocaïne, héroïne), Robert Molimard réagit en qualité de médecin et d’expert et qualifie ce rapport à la méthodologie pourtant rigoureuse de « canular fantastique monté par l’industrie pharmaceutique pour vendre ses substituts nicotiniques ». Interrogé en 1999 sur la question d’une nouvelle augmentation du paquet de ciga- rettes, il est de ceux qui assurent que cela ne fera qu’encourager la contrebande. Un expert ? Vraiment ?

En 2012, Le Monde révélera que le docteur Molimard a « oublié » de mentionner dans sa déclaration de conflit d’in- térêts que, pendant une bonne dizaine d’années, entre le milieu des années 80 et la fin des années 90, il a touché plu- sieurs millions de francs de... devinez qui ? Philip Morris (1). Et le comble, ces fonds transitaient depuis les États-Unis via une petite et discrète association domiciliée au... Collège de France, avant d’atterrir dans la case recherche de cet expert ! 

OSER RENVERSER L’ORDRE ÉTABLI 

Des histoires comme celles du tabac, je pourrais vous en raconter sur certains pesticides, sur le sucre ou encore sur l’industrie agroalimentaire, notamment avec le lait... Pourquoi ? Parce que ces techniques de désinformation conceptualisées, modélisées par le lobby du tabac se sont ensuite exportées vers l’industrie de la pétrochimie, l’industrie agroalimentaire et le Big Pharma, comme nous aurons prochainement l’occasion d’y revenir dans nos colonnes. Malheureusement, le pouvoir de perversion de ces campagnes de désinformation est tel qu’il est devenu depuis longtemps, pour ainsi dire, irréversible. De la même manière que notre vision des choses s’est vue petit à petit façonnée par le marketing, de la même façon que l’inconscient collectif s’est vu intoxiqué par des contre-vérités méthodiquement entretenues par les industriels, dire la vérité et tenter aujourd’hui de renverser l’ordre établi passe pour vain, conspirationniste ou calomnieux. Et lorsque vous tentez de le faire, comme nous nous y sommes engagés avec ce magazine, nombreux sont ceux qui ne peuvent ni ne veulent vous entendre. Le désir d’éthique est porteur d’une telle capacité de subversion qu’il est inévitablement retenu contre vous. Heureusement demeurent les faits, ces faisceaux d’information qui, petit à petit, finissent par sortir des placards et permettent à la lumière de jaillir sur ces méthodes obscures et mafieuses. 

1. Les Tobacco documents (archive numérique de documents de l’industrie du tabac, financée par Truth Initiative et créée et maintenue par l’Université de Californie à San Francisco) font état des financements répétés des activités de recherche de Robert Molimard par Philip Morris. Sous le nom de code Broca, son laboratoire a bénéficié de près de 3,5 millions de francs français (700 000 euros courants) du cigarettier américain entre 1986 et, au moins, 1998. En 2000, son nom apparaît encore dans un document interne de Philip Morris Europe à propos d’une demande de financement. Après ces révélations, Robert Molimard a déclaré que ces financements n’avaient pas pour but d’orienter ses recherches.

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