Minneapolis, début avril 1999. Les onze dirigeants des plus grandes majors de l’agroalimentaire se réunissent dans le plus grand secret au siège de la firme Pillsbury. Ils sont tous là, les géants du marché : Kraft Foods, General Mills, Mars ou encore Coca-Cola...
Minneapolis, début avril 1999. Les onze dirigeants des plus grandes majors de l’agroalimentaire se réunissent dans le plus grand secret au siège de la firme Pillsbury. Ils sont tous là, les géants du marché : Kraft Foods, General Mills, Mars ou encore Coca-Cola...
Ces onze P.-D.G. pèsent à eux seuls 230 milliards de dollars. Ils se livrent alors une guerre sans merci pour conquérir toujours plus de parts de marché. Ils sont aussi là pour se répartir ce qu’ils appellent des « stomach shares », c’est-à-dire des parts d’estomac disponibles.
On pense immédiatement bien sûr à l’expression formulée en 2004 par Patrick Le Lay, alors patron de TF1, qui évoquait également son métier en ces termes : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » Depuis la fin des années 70, ces géants de l’agroalimentaire ont fait rentrer des scientifiques dans les laboratoires pour réduire les coûts et augmenter leur parts de marché, et surtout rendre délibérément accros les consommateurs. Comment ? En investissant des centaines de millions de dollars en recherche et développement pour étudier le palais humain, les papilles gustatives, leurs connexions avec les trois circuits de la récompense et la nécessité d’atteindre le point de félicité découvert par le scientifique Howard Moskowitz, ce fameux « bliss point » (voir p.118) qui utilise la plus redoutable des armes pour convertir chaque client et ne plus jamais le perdre, quels que soient les risques pour lui. Moskowitz a découvert une formule qu’il applique à tous les produits transformés avec un succès qui dépasse l’entendement. Son procédé est unique, une subtile association de sel, de sucre et de gras...
Pourtant, en ce jour d’avril 1999, Michael Mudd, vice-président de Kraft Foods, va prendre la parole et refroidir l’assemblée de ces féroces dirigeants. Mudd déroule un long PowerPoint qui rentre en détail sur l’épidémie qui frappe les USA depuis 1980 : l’obésité chez les enfants américains a plus que doublé ! Mudd, rappelant que l’obésité est un facteur de risques majeurs pour un certain nombre de maladies chroniques, s’inquiète sérieusement du coût qu’elle pourrait engendrer pour la société américaine, coût qui à cette époque est déjà estimé à cent milliards de dollars par an.
Aurait-il une crise de conscience ?
Vous rigolez ? Bien sûr que non ! Mudd est simplement persuadé que les autorités de régulation sanitaires vont très bietôt pouvoir établir un lien direct entre leurs manipulations des produits transformés (processed food) et cette épidémie. Lui, ses dix compères, comme l’industrie américaine au sens large, ont été secoués par le tremblement de terre que vient de subir l’industrie du tabac pour avoir mis en danger la santé des Américains et de l’ensemble des fumeurs de la planète. Ils ont été balayés par les écœurantes révélations faites par les agences de santé et condamnés à payer des centaines de millions de dollars pour avoir menti, utilisé la science pour créer de l’ignorance et ralentir la progression de la vérité, et surtout pour avoir essayé de rendre leurs consommateurs encore et toujours plus accros. La similitude avec les méthodes utilisées par le Big 11 est flagrante et leur pire cauchemar serait de connaître le même sort...
Mudd implore alors l’assemblée d’inverser la tendance, de mettre en place une certaine éthique en modifiant leurs produits, en les rendant moins toxiques. Il termine par ces mots : « Le pire que nous pourrions faire, c’est de ne rien faire. » Le premier à réagir furieusement est le patron de General Mills, qui n’envisage pas la moindre modification de ses produits qui font fureur à travers le monde entier. Pour lui, il n’est absolument pas envisageable de modifier une formule magique en terme de rentabilité à cause d’une petite bande de scientifiques inquiets pour les obèses. Qui plus est, il est persuadé que cette fois-ci, les chercheurs ne parviendront pas à démontrer leur responsabilité directe. What else ? Rien. La réunion se termine là et les onze P.-D.G. s’en vont dîner.
RETOUR SUR UN FLÉAU INVISIBLE
Lorsque, dès 2013, j’ai commencé à enquêter sur le sucre et ses conséquences dramatiques sur la santé, je n’avais pas encore vraiment évalué les contours de ce qu’engendrerait ce terrible fléau sur notre société.
Aujourd’hui, moins de 10 ans plus tard, les chiffres sont là, édifiants, effrayants, pour témoigner des ravages de cette drogue. Oui, de cette drogue dure, on peut en parler comme ça désormais, à la lueur des découvertes scientifiques qui ont mis à jour le rôle destructeur des sucres cachés sur la santé de l’être humain.
En 2030, près de la moitié de la population mondiale sera obèse, avec toutes les conséquences que cela entraînera en terme de maladies inflammatoires, diabète, maladies cardiovasculaires et de la plupart des cancers, nous y reviendrons plus loin.
Pourtant, jusqu’ici, l’agroalimentaire n’a pas été touché par cette épée de Damoclès qui plane au-dessus de sa tête. Et pour cause : si, en ce qui concerne le tabac, il n’est pas compliqué d’établir un lien direct entre la consommation de cigarettes et les maladies qui en découlent, il est beaucoup plus fastidieux d’apporter la preuve que l’obésité et la consommation de junk food sont directement liées, et que c’est cette junk food qui condamne les obèses à court terme. Exactement ce qu’avait prédit le patron de General Mills.
Pourtant, certaines preuves existent, qui font froid dans le dos. À cet égard, en 2015, lors d’une de mes enquêtes pour la télévision, je me suis rendu au CNRS de Bordeaux rencontrer Serge Ahmed, un directeur de recherche qui faisait des études sur les liens entre sucre et addictions. Il cherchait à prouver que le sucre, de par sa capacité à solliciter les 3 circuits de la dépendance dans le cerveau, avait une prodigieuse capacité d’addiction. À l’époque, il avait rendu des dizaines de rats accros à la cocaïne en leur plaçant un cathéter qui les reliait à une pompe dans leur cage qui, lorsqu’ils appuyaient dessus, leur envoyait un shoot de cocaïne. Il fit ensuite l’expérience de placer une deuxième pompe dans la cage, qui au lieu d’envoyer de la cocaïne, envoyait... de l’eau sucrée. Dès le premier jour d’expérience, la majeure partie des rats abandonna la cocaïne au profit de l’eau sucrée. Banco ! Le sucre aurait une capacité d’addiction encore plus puissante que la cocaïne !
Un an plus tôt, en 2014, la dirigeante de l’Institut National des Drogues, Nora Volkov, avait confié au journaliste américain Michael Moss que des études neurobiologiques sur les hommes avaient déjà démontré que le sucre et la graisse pouvaient rendre « high » comme la cocaïne. Et ce même Michael Moss, prix Pulitzer 2010 pour son enquête sur la viande contaminée et les terribles manquements sur la sécurité des aliments, confiait dans une interview pendant la tournée promotionnelle de son formidable livre Sucre, sel et matières grasses : comment les industriels nous rendent accros : « On n’a jamais vendu de cigarettes en prétendant qu’elles vous donnaient la forme. (Même si, d’après les publicités des années 1920, elles vous apportaient une minceur plus avenante, ndlr.) Or, mes sources à Washington me disent qu’elles s’attendent à des poursuites contre l’industrie agroalimentaire, à l’image des grands industriels du tabac dans les années 1990, poursuites qui seront menées par des particuliers ou des États souhaitant se faire rembourser des frais de santé liés à la surconsommation des aliments transformés. »
L’IMPUNITÉ, JUSQU’À QUAND ?
Force est de constater qu’aujourd’hui, les géants de l’industrie agroalimentaire jouissent toujours d’une tranquillité obscène, et que rien n’a encore été fait en matière de politique volontariste de prévention de santé. Certes, Barack Obama, en s’engageant avec ferveur et détermination dans son grand projet Obamacare, a tenté de faire bouger les lignes. Sa femme, Michelle, s’est même personnellement investie pour promouvoir le retour à des produits bruts, non transformés, et à la pratique d’une activité physique, sorte de « manger - bouger » local, mais sans jamais affronter directement les lobbys agroalimentaires. Et la mandature de Trump n’a rien arrangé, avec son protectionnisme radical et son America First, laissant le soin aux industriels de s’autoréguler eux-mêmes. Avec le résultat que vous pouvez facilement imaginer : aujourd’hui, l’obésité coûte plus de 515 milliards de dollars de frais de santé aux Américains chaque année.
Pourtant, lors des grands procès publics des années 90, les géants du tabac ont dû rendre publics des dizaines de milliers de documents internes confidentiels, révélant entre autres que Phillip Morris (propriétaire notamment de Marlboro) avait fait l’acquisition des firmes Kraft Foods (fabrication et transformation de produits alimentaires) en 1985 et un peu plus tard de Nabisco (entreprise spécialisée dans l’élaboration de biscuits, chocolats et friandises), lui permettant de prendre de leadership mondial de l’industrie agroalimentaire et des produits transformés. Ceux-là mêmes qui ont institué le mensonge et la désinformation comme moyen de manipuler les esprits pour leur faire perdre toute notion de vérité ont les mains sur le volant de l’agroalimentaire, où ils appliquent les mêmes techniques. À cet égard, il est intéressant de se tourner vers Wall Street, qui aurait pu jouer un rôle déterminant, comme ils ont lentement commencé de le faire pour le climat. Malheureusement, les raisons sont uniquement financières, aucune considération sanitaire ou éthique derrière cela. Si les externalités du climat inquiètent la finance tout entière, c’est parce que les conséquences du réchauffement climatique vont coûter une montagne d’argent à l’économie mondiale, comme de nombreux rapports économiques ont pu le démontrer depuis bientôt 10 ans, et que ce cataclysme à venir est susceptible de conduire à un effondrement économique. Alertés par ces projections, des assureurs ont commencé il y a 5 ans à lever le pied en refusant d’assurer des entreprises basées sur les énergies fossiles et à fort impact carbone, les coûts des réparations de ces impacts risquant d’être beaucoup plus élevés que les recettes générées par ces industries. Il n’en va hélas pas de même pour l’agroalimentaire. Wall Street guettera certes avec une attention particulière les initiatives visant à rendre les produits plus sains, mais si ces « healthy foods » ne font pas un carton, le monde de la finance n’hésitera pas à faire pression sur les majors de l’agroalimentaire pour reprendre leurs versions moins saines et plus rentables.
Et dans un contexte de récession liée à la Covid, on ne voit pas bien comment Joe Biden pourrait tordre le bras au Big 11 pour muter vers une alimentation plus brute, non transformée, pour protéger les citoyens américains. Ni comment un tel mouvement pourrait s’initier en Europe, où les lois de la finance sont tout aussi féroces et les lobbys tout aussi puissants.
Encore une fois, le pouvoir est entre nos mains : nous disposons d’une arme de construction massive, nous avons une carte de crédit qui, à mon sens, est désormais plus puissante qu’un vote. Pour reprendre une phrase du regretté Coluche, « quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas ! » À vous, donc, de décider. Et rassurez-vous, nous allons vous accompagner pour apprendre à décrocher du sucre.